Quel est le quotidien des sapeurs-pompiers, comment évolue leur métier et le contexte dans lequel ils exercent leurs missions ? L'actualité récente montre une dégradation sensible en la matière. Qu'en est-il réellement ? Le point de vue des professionnels dans l'interview de Patrick Duchamp, officier sapeur-pompier professionnel au SDMIS du Rhône.
Sôter Conseil : quelles grandes évolutions du métier de sapeur-pompier constatez-vous ?
Patrick Duchamp : le métier a progressivement évolué vers une activité très orientée sur le secours à personne. Il y a 10 ans le secours d'urgence représentait 50 % de nos interventions. Il occupe maintenant 80 % de notre activité, alors qu'auparavant c'était la lutte contre le feu et son corollaire, les capacités physiques pour y être prêt qui prédominaient.
Nous sommes passés de pompier à ambulancier ! Ce qui ne manque pas d'entrainer de la désillusion dans les rangs des sapeurs-pompiers. L'image d'Epinal des pompiers "sauveurs" ne correspond plus à la réalité, et ceux-ci se sentent dépossédés de ce statut valorisant.
Nous avons l'obligation de nous reconvertir dans les aspects médicaux, normalement dévolus aux services spécialisés (SAMU, SMUR), où notre légitimité n'est pas la même. S'ajoutent des aspects défavorables du métier comme l'allongement des carrières et les contraintes que cela apporte (aptitudes physiques par exemple, plus incertaines à maintenir).
Nous devons donc maintenant faire un effort d'information sur ces aspects auprès des candidats pour éviter des déceptions et les préparer au mieux à ce "nouveau" métier.
Les évolutions continueront probablement. Peut-être allons-nous vers une "contractualisation", avec un système de contrats de 5 ans, 10 ans, … pouvant être résiliés avant terme. Ce qui est un changement notable par rapport à notre fonctionnement historique d'engagement et de carrière entière au sein du corps. "Pompier un jour, pompier toujours !", ce dicton bien connu a peut-être vécu…
Sôter Conseil : les incivilités et agressions envers les sapeurs-pompiers sont en nette augmentation, depuis quand constatez-vous cette tendance ?
Patrick Duchamp : objectivement, j'ai toujours connu des incivilités à notre encontre :
caillassages, agressions verbales et physiques, par arme blanche, par arme à feu, par voiture bélier, par guet-apens.
La forte progression des statistiques est due au fait que nous déposons maintenant des plaintes, qu'elles sont enregistrées et instruites, ce n'était pas le cas auparavant. Nous pouvons chiffrer le nombre de ces actes. On a une écoute judiciaire nouvelle. On assiste à une "judiciarisation" de notre environnement. Des services juridiques sont ainsi créés depuis peu au sein des SDIS pour s'adapter à ce nouveau contexte. En réalité le phénomène des agressions n'est pas nouveau, néanmoins elles sont plus nombreuses.
Sôter Conseil : peut-on évaluer le nombre d’agressions ?
Patrick Duchamp : il se situe à 6 agressions pour 10 000 interventions. 2 agressions par jour pour toute la France. Pour le Rhône 80 affaires qui iront au tribunal globalement chaque année avec une tendance à la hausse.
Les chiffres publiés sont en-dessous de la réalité car, malgré l'évolution de nos pratiques, toutes les situations ne font pas l'objet de dépôt de plainte.
Sôter Conseil : à quoi êtes-vous maintenant confrontés ? Exemples :
Patrick Duchamp : cela va de l'incivilité commune : refus de nous laisser passer, bloquer volontairement notre passage, insultes à la volée, jets de projectiles, à des actes plus graves et des délits comme le vol de notre matériel en intervention, le vol de nos véhicules, le vol dans nos casernes, le vol des personnes secourues, les rassemblements massifs et agressifs autour des points d'eau type poteau d'incendie laissés ouverts pour le streetpooling, des tirs de mortier, des embuscades avec caillassage massif.
Sans vouloir établir de clivage, ce qui n'est pas notre rôle, il faut tout de même préciser que ces comportements déviants et dangereux ne se constatent que dans les villes. Il est inconcevable d'assister à cela dans les campagnes, où les gens ont encore le sens commun, le respect des institutions et de ceux qui viennent les secourir. Certaines personnes s'excusent même de nous appeler et ont l'impression de nous déranger alors qu'ils sont en souffrance et qu'ils ont besoin de nous !
Dans un autre registre, nous avons assisté, pendant la crise sanitaire, à une ruée sur certains articles dans les commerces, qui a eu pour conséquence de vider les rayons de ceux-ci. Cela a particulièrement été vrai dans les villes. Dans les zones moins urbanisées, la population est restée modérée, a conservé un minimum de solidarité avec les autres habitants et ne s'est pas laissé aller à ces travers. En revanche, une fois les magasins citadins dépouillés, certains n'ont pas hésité à se déplacer en zone excentrée pour réitérer cette razzia. Dès lors, on peut se demander ce qui se passerait dans les zones urbaines importantes si des troubles venaient à éclater et comment les autorités seraient en mesure de gérer la crise.
Sôter Conseil : selon vous, à quoi est due cette évolution ?
Patrick Duchamp : les causes sont bien sûr multi factorielles. Cela correspond à l'évolution de la société. Les villes, de plus en plus grandes, une concentration de plus en plus grande de la population sont propices à ces phénomènes.
Selon moi et cela n'engage que moi, une des causes est l'éducation ou plutôt l'absence d'éducation, l'absence d'amour de soi qui ne favorise pas l'amour des autres, le non-respect de soi qui amène le non-respect des autres. Les enfants livrés à eux-mêmes, sans cadre, sans repères, peuvent difficilement évoluer dans un sens plus favorable et positif. Les pères actuels sont parfois ceux qui nous caillassaient il y a quelques années. Le désœuvrement, l'abandon des responsabilités parentales ne peuvent qu'engendrer des comportements déviants. La consommation d'alcool et de drogue de plus en plus jeune a des conséquences physiologiques et mentales. L'absence de sanction, le sentiment d'impunité qui se développe progressivement agissent comme des désinhibiteurs et favorisent le passage à l'acte.
Selon moi, la thèse de l'opposition à la représentativité de l'Etat n'explique pas cette dérive. Il faut plutôt chercher du côté de l'explosion de la cellule familiale fondatrice et l'absence d'éducation.
Auparavant, certains "rites de passage" comme le service militaire, notamment, avaient une action vertueuse. Cela réunissait et mixait, en un même lieu, sous un même régime, toutes les origines et tous les statuts sociaux, cela donnait un cadre formateur.
Sôter Conseil : quelles sont les conséquences, pour les pompiers eux-mêmes, pour la population et les victimes secourues en particulier, pour la société en général :
Patrick Duchamp : la fréquence des incivilités et agressions et leur gravité augmentent mais il y a maintenant un facteur de risque supplémentaire. Auparavant les endroits dangereux étaient connus, bien localisés, il y avait une forme de prévisibilité, on s'organisait donc en conséquence. On partait en intervention dans ces environnements en sachant à quoi nous étions exposés et comment limiter le risque ou comment s'extraire de la zone.
Maintenant le risque est partout, y compris en des endroits improbables ou auparavant inoffensifs, il est donc imprévisible, divers, épars, ce qui accroit la menace pour nous et le stress vécu par les équipages.
Le vol ou la dégradation d'engins et de véhicules de secours engendrent de nouveaux risques car ils peuvent ralentir, voire empêcher les opérations de secours. La qualité des secours en est évidemment dégradée. S'ajoutent les coûts de rachat, de réparations ou d'aménagements pour renforcer la sécurité (vitres latérales feuilletées par exemple).
Les dégâts humains et matériels sont importants et le coût est évidemment proportionnel. Nous sommes financés par les impôts, ces dérives ont donc un impact direct sur le contribuable.
Pour les pompiers eux-mêmes, les conséquences ne sont pas négligeables. On constate une baisse des vocations chez les sapeurs-pompiers volontaires, une désaffection pour cet engagement. Chez les professionnels, il n'y a pas de crise de vocation, en revanche on assiste à des départs de l'institution, ce qui n'arrivait jamais auparavant ! Il y a un fort sentiment de déception des sapeurs-pompiers face à cette situation. Nous sommes les seuls à intervenir gratuitement pour toutes les personnes, de toutes nationalités, partout en France, en offrant les mêmes prestations que l'on soit riche ou pauvre.
Pour ces raisons, on peut imaginer un manque de ressources humaines à terme chez les sapeurs-pompiers volontaires dans certaines zones et peut-être des difficultés à assurer les secours avec la même permanence. Il y a donc un risque de dégradation de ce beau système français de secours d’urgence et de protection des populations.
Sôter Conseil : quelles peuvent être les réponses ? Comment lutter ? Des formations peuvent-elles améliorer cela ?
Patrick Duchamp : sur le terrain et d'un point de vue opérationnel cela nous conduit bien sûr à adapter nos protocoles d'intervention et nos procédures. Cela nécessite également une plus grande coordination avec les autres services publics et représentants de l'Etat. Très concrètement cela se traduit par :
Ensuite, depuis 3 ans, en ce qui concerne le SDMIS du Rhône, des formations ont été mises en place. Ce sont des modules spécifiques dispensés par la Police Nationale. Ces formations étaient inenvisageables avant, il y avait un refus catégorique d'apprendre des gestes de défense, maintenant c'est acté et cela fait partie du quotidien. Tous les professionnels et sapeurs-pompiers volontaires la suivent.
Sur le plan national et dans le cadre de la Mission sénatoriale d'information sur la sécurité des sapeurs-pompiers en intervention, la Fédération Nationale des sapeurs-pompiers de France a remis un rapport avec plusieurs recommandations, qui s'appuie sur trois axes forts :
Document intégral de la FNSPF à télécharger ici
Sôter Conseil : quels acteurs peuvent agir sur ce phénomène ?
Patrick Duchamp : l'Education Nationale, par la mise en place de partenariats avec ses services pour accroitre la présence auprès des jeunes et les sensibiliser grâce aux cadets de la sécurité civile.
Les sapeurs-pompiers, en organisant des stages de 2 ou 3 jours dans les casernes et en menant des actions de prévention dans les classes.
La Police Nationale ou les organismes de formation spécialisés, en nous formant aux gestes de défense, non agressifs et non létaux pour se protéger des coups, identifier les situations à risque et les attitudes à avoir.
Tous les acteurs Police-Gendarmerie-Samu-Mairies-Education Nationale-Justice, par une coopération et une coordination renforcées.
L'Etat, en généralisant les prises de vue par caméra sur intervention.
Sôter Conseil : en guise de conclusion après ces constats, quel est l'état d'esprit au sein des sapeurs-pompiers ?
Patrick Duchamp : les sapeurs-pompiers sont optimistes et positifs par nature et ils le restent malgré ce contexte. Leur engagement et leur empathie pour la population restent intacts. Leur volonté de servir, de secourir, de sauver, est toujours bien présente. Leur sens du sacrifice pour des personnes qu'ils ne connaissent pas demeure une valeur indéfectible.
En cas de chaos, on pourra compter sur les sapeurs-pompiers, comme sur les autres institutions !
Remerciements appuyés à Patrick Duchamp pour cet échange à cœur ouvert et grand coup de chapeau à tous nos sapeurs-pompiers de France.